En préambule de cet article consacré à la traduction, je vous soumets une petite devinette : à votre avis, combien faut-il de traducteurs pour visser une ampoule ?1

Traduire des termes relatifs au monde de « l’aï-ti » ou des « technologies de l’information » peut représenter un défi de taille pour un traducteur français. En effet, le lexique de la « Tech » comporte son lot d’emprunts et d’anglicismes dont les équivalents franco-français – lorsqu’ils existent – sont loin de faire l’unanimité auprès des spécialistes du domaine. Il est parfois difficile de faire la part des choses et de s’y retrouver afin de produire des textes ou des articles qui soient intelligibles à la fois pour les experts et pour le commun des mortels et qui suscitent l’adhésion d’anglophones ou de globophones chevronnés comme des plus ardents défenseurs de la langue de Molière.

Le terme « digital » en est l’exemple le plus marquant. Du point de vue de l’étymologie, il est issu du latin « digitus », qui signifie « doigt » en français moderne. Au Moyen Âge, nos voisins d’outre-Manche en ont tiré le mot « digit », qui par métonymie signifie également « chiffre », en raison de l’habitude qu’avaient les gens de compter sur leurs doigts. Ainsi, lorsque les premiers supercalculateurs (ou ordinateurs) ont fait leur apparition au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le terme « digital » s’est naturellement imposé en anglais pour désigner cet univers binaire2 composé de 1 et de 0. En langue française, le terme « numérique » est ensuite devenu l’équivalent consacré pour désigner cette nouvelle discipline.

Or depuis les années 1980, avec l’apparition de l’affichage à sept segments, spécialistes comme non-initiés se sont mis à employer le terme « digital » en français pour faire référence au numérique. Celui-ci a même fait son entrée sous cette acception dans certains dictionnaires, ce qui n’a pas manqué de faire réagir les « immortels » de l’Académie française. Alors, s’agit-il – comme ces vénérables défenseurs du Bon Usage le soutiennent – d’un emprunt abusif à la langue de Shakespeare ou simplement d’un effet de mode ? Est-ce une conséquence de l’hégémonie de la langue anglaise dans un monde « globalisé » – pardonnez l’anglicisme, il permet d’éviter la répétition – ou une évolution naturelle du français de ce côté de l’Atlantique ? (En effet, pour des raisons qui leur sont propres, nos homologues québécois tendent à adopter une attitude plus conservatrice au regard des emprunts et préfèrent créer des néologismes plutôt que d’aller piocher des mots dans une autre langue.)

Certains tenants du « digital » indiquent préférer ce terme à celui de « numérique », car ce dernier ferait « vieillot » et ne serait « plus en phase avec les concepts modernes que cette réalité recouvre ». D’autres suggèrent que « digital » se serait davantage répandu dans la langue commune avec l’apparition des smartphones et des écrans tactiles. Même si cette dernière explication semble douteuse, il est indéniable que lorsque quelqu’un parle de « digital » en français aujourd’hui, la plupart des gens comprennent de quelle réalité il retourne. Cette question a suscité tellement de débats que le gouvernement, par le biais de la Commission d’enrichissement de la langue française, a décidé de trancher la question en publiant un répertoire terminologique au journal officiel qui recommande d’employer le terme « numérique » dans les documents officiels.

Alors quel parti choisir entre celui qui consiste à défendre à tout prix l’intégrité de la langue française et celui qui admet cette nouvelle acception de l’adjectif « digital » en se fondant sur l’usage ? Comment traduire le terme « digital » en français ? Personnellement, j’aurais tendance à offrir une réponse typique d’un traducteur : ça dépend du contexte. S’agissant de théorie linguistique et de lexicographie, même si j’ai souvent tendance à défendre l’idée que la langue est « vivante » et qu’elle doit savoir évoluer avec l’usage et ne pas se scléroser dans un ensemble de règles édictées par quelques-uns, je pencherais plutôt pour le « numérique » dans la mesure où ce terme existe en français et recouvre parfaitement la réalité sémique concernée, quand bien même d’aucuns considèrent qu’il peut avoir une connotation surannée. Pour ce qui concerne la traduction dite « pragmatique », mon conseil aux traducteurs est de s’enquérir auprès de leur donneur d’ordre de ses préférences en la matière ou encore de se concentrer sur le public ciblé par le texte à traduire pour faire son choix.

Mais au-delà du numérique, de nombreux autres termes du domaine de l’IT posent question. En effet, qu’en est-il des « workloads », des « tiers », de la « data science », etc. ? « Informatique en nuage » a beau être assez poétique, le « cloud » sera généralement favorisé en français. Est-il préférable d’aller pêcher des mots comme « phishing » pour parler de ces attaques en vogue ou vaut-il mieux parler « d’hameçonnage » ? Une règle prévaut : en cas de doute, mieux vaut demander ses préférences au client. En cas de désaccord, vous pouvez toujours tenter de le sensibiliser à votre point de vue. Toutefois, vous risquez souvent de ne pas avoir le dernier mot…

 

Benjamin Mallais

 

1 Ça dépend du contexte.

2  Il est intéressant de noter que le terme « bits » en anglais est une contraction de « binary digits » ou « chiffres binaires ».