En mai 2023, Naomi Klein, essayiste altermondialiste de renom, écrivait une chronique au vitriol sur l’IA pour le Guardian (et traduite ensuite dans Courrier international). En cause, les promesses des gourous de la Tech et le pillage des contenus encore sous propriété intellectuelle pour alimenter les bases de données voraces et insatiables des algorithmes d’IA générative.

L’IA générative mettra fin à la pauvreté, nous dit-on. Elle guérira toutes les maladies. Elle résoudra le problème du changement climatique. Elle rendra nos emplois plus intéressants et plus passionnants. Elle libérera des vies de loisirs et de contemplation, nous aidant à retrouver l’humanité que nous avons perdue à cause de la mécanisation capitaliste tardive. Elle mettra fin à la solitude. Elle rendra nos gouvernements rationnels et réactifs. Telles sont, je le crains, les véritables hallucinations de l’IA, que nous entendons tous en boucle depuis le lancement de ChatGPT à la fin de l’année dernière.

Naomi Klein – AI machines aren’t ‘hallucinating’. But their makers are. (The Guardian. 08/05/23)

Deux mois plus tard, le 14 juillet, Hollywood se mettait en grève pendant trois mois pour forcer une régularisation de l’usage de l’IA dans l’industrie cinématographique. La crainte des scénaristes étant de voir des IA générer des scénarios, celle des acteurs de voir la technologie utilisée pour les répliquer numériquement sans accord, ni rémunération. À l’issue de la grève, l’IA pouvait toujours être utilisée pour peaufiner les scénarios, un accord ayant toutefois été trouvé pour interdire son usage sur les premiers jets, soit la matière la plus rémunératrice de l’industrie.

Cette crispation généralisée raconte quelque chose concernant notre rapport à l’IA et commande de faire le bilan, plus d’un an après, de sa place dans la génération de contenu – et en particulier pour le secteur des relations presse. Les usages sont prescriptifs dans le travail et puisque l’IA a effectivement changé la donne, il est temps d’effectuer un état des lieux de son implémentation dans notre secteur pour voir si un usage raisonné peut se dessiner. « Le vent se lève, il faut tenter de suivre » écrivait – presque – Paul Valéry.

OpenAI, Luddisme et Botanique

Le retour de l’OpenAI

Si l’histoire de ChatGPT (et plus précisément d’OpenAI) remonte à 2015, c’est le 30 novembre 2022 que l’entreprise fait une entrée remarquée dans la vie du grand public. Le lancement de ChatGPT a suscité un certain engouement sur les réseaux sociaux par la capacité de la plateforme à transformer une idée en un texte « prédigéré ». La viralité du logiciel a été assurée par les créations que ses utilisateurs avaient générées : nouvelles, mêmes, régimes sportifs, planifications touristiques, business plans… En l’espace de seulement cinq jours, ChatGPT comptait un million d’utilisateurs, pour finalement atteindre le cap décisif des 100 millions d’utilisateurs en janvier 2023. À noter qu’il avait fallu neuf mois à TikTok et deux ans et demi à Instagram pour arriver à un tel chiffre !

Expliquons rapidement ce qu’est ChatGPT : c’est une intelligence générative dite « LLM » (ou large language model en anglais), autrement dit, un logiciel capable de simuler une conversation humaine. L’outil s’appuie sur un système de données comprenant plus de 175 milliards de paramètres d’apprentissage automatique. En s’appuyant sur des algorithmes de Deep Learning, l’application peut identifier, résumer, traduire, visualiser et générer du texte et d’autres types de contenus sur la base des connaissances acquises à partir de vastes systèmes de données. Le système est ainsi capable de comprendre un large éventail de disciplines, de créer des graphiques à base de textes et bien d’autres choses encore.

Par son applicabilité qui apporte des solutions pratiques à des usages professionnels, scolaires, personnels, le logiciel a pris une ampleur inédite. Son utilisation répond à la promesse de résoudre une crise de sens. D’un coup d’un seul, l’humanité disposait d’une aide à l’écriture, semblable (ou presque) à l’usage de la calculatrice en mathématiques, qu’importe que le texte généré hallucine une partie de son propos et que les informations ne soient pas fiables. L’usage généralisé du logiciel, une fois l’enthousiasme retombé, interroge notre rapport au travail. L’empressement qu’il y a eu à déléguer à un programme informatique des tâches intégrales confesse soit d’une certaine naïveté sur les capacités de l’intelligence artificielle, soit d’un divorce avec le travail. Déléguer sa parole à une machine quand la parole définit notre lien social est un symptôme d’infobésité et surtout de l’absurde qui est ressenti face à l’effort à faire. Etienne Klein citait dans une tribune pour l’Express un livre de Monique Atlan et Roger-Pol Droit, qui illustre cette réalité :

À travers le relais des machines, des écrans, des enregistreurs, la parole se transforme. Ses caractéristiques fondamentales d’interrelation et d’échanges se trouvent bousculées, subrepticement déplacées ou remises en cause. Les liens entre voix, parole et présence corporelle se modifient. Le rapport de la parole au temps est modifié. Sa relation aux autres est transformée. Ce qui est en cours est bien une mutation des liens profonds de chaque personne aux mots de sa langue, à l’expression de ses désirs personnels, finalement à sa propre existence.

Monique Atlan et Roger-Pol Droit – Quand la parole détruit (Éditions de l’Observatoire).

« Tu es l’élu, Néo-luddisme »

L’IA et le travail sont donc intimement intriqués. Si l’usage de ChatGPT peut illustrer la crise du sens face aux tâches à accomplir, la généralisation de l’IA confronte également à une réalité économique de premier plan : les évolutions technologiques bouleversent le monde du travail. La lutte contre celle-ci peut être fructueuse, comme dans le cas de la grève SAG-AFTRA 2023 (ce qui n’a pas empêché Disney d’utiliser une IA générative pour créer le design du générique de Secret Invasion), la nature du marché du travail reste mouvante et le néo-luddisme n’est, historiquement, pas une alternative viable.

Le mouvement luddite, émergeant dans les premières décennies du XIXe siècle en Grande-Bretagne, était une réaction sociale contre les progrès technologiques de la Révolution industrielle. Les luddites, principalement des artisans qualifiés, s’opposaient à l’introduction croissante de machines automatisées dans le secteur textile, perçues comme des menaces directes pour leurs emplois et leurs compétences artisanales. Le mouvement tira son nom fictif de Ned Ludd, un personnage mythique censé être à l’origine de la destruction de machines. Entre 1811 et 1816, les luddites organisèrent des manifestations, détruisirent des machines et furent réprimés par les autorités. Bien que le mouvement ait été largement inefficace à court terme, il symbolise la tension entre la technologie émergente et les travailleurs traditionnels, anticipant les débats contemporains sur l’impact de l’automatisation sur l’emploi.

Source : ChatGPT – Présente-moi le mouvement luddite dans un court paragraphe rigoureux et historique.

Peu de temps après le lancement de ChatGPT, le Wall Street Journal publiait un article sobrement intitulé « The Jobs Most Exposed to ChatGPT », qui, toute eschatologie mise à part, se faisait le héraut d’un avenir profondément meurtri par l’IA, avec en première ligne des emplois menacés par les Cols blancs. Selon le FMI, 60 % des emplois dans les économies avancées sont affectés par l’IA et selon l’OCDE, 10 % des métiers risquent de disparaître au cours de la prochaine décennie pour cette même raison. En mai 2023, une étude du Wall Street Journal pondérait le désastre annoncé. L’article s’appuyait sur un rapport du MIT rédigé par David Autor, lequel estimait que 60 % des travailleurs américains occupaient des emplois qui n’existaient pas en 1940. Le rapport va encore plus loin et explique que 85 % de la croissance en emploi des 80 dernières années est dû à la technologie. Parce que les conditions de travail changent, le marché se sépare d’emplois devenus obsolètes pour en créer des nouveaux.

Intéressons-nous à présent au  secteur de l’information et voyageons un peu dans le pays de Goethe et de Nena. Bild, le tabloïd le plus lu d’Allemagne (on recense 1,09 million d’exemplaires vendus rien qu’au début de l’année 2023) et l’autre titre du groupe Springer – le très sérieux Die Welt – annonçaient un plan social d’ampleur en juin 2023. Sur 600 emplois, 200 étaient condamnés au profit de l’IA. Le Monde relatait l’information avec une citation extraite d’un courriel envoyé aux salariés par le chef de groupe le 19 juin, qui se voulait prophétique : « Les fonctions de rédacteur en chef, de maquettiste, de correcteur, d’éditeur et de rédacteur photos n’existeront plus à l’avenir comme nous les connaissons aujourd’hui. » En cause, des ventes en baisse et une mutation des usages des lecteurs qui venaient impacter négativement la rentabilité du groupe.

De notre côté du Rhin, Onclusive, une entreprise référence en communication et veille média, avait initié un virage similaire. En septembre 2023, un plan de licenciement de 209 des 447 salariés avait été annoncé pour un remplacement par un logiciel d’intelligence artificielle, en cause un écosystème concurrentiel plus intense et un bond technologique qui résout des archaïsmes de production. Le logiciel remplace notamment les chargés de veille. Cependant, en janvier 2024, le plan est remis en cause par les syndicats et semble freiné sans être pour autant annulé.

Ce premier article a-t-il piqué votre curiosité ? Dans une seconde partie, nous verrons comment l’IA s’est progressivement frayé un chemin au sein du monde du travail, et en particulier dans le milieu des relations presse 😉.

Guillaume Lepostec